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Archives départementales de la Côte-d'Or

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Mai - Le magistrat, l’avocat et la queue de l’étang (1744)

147 J 1238-01Honneur et obscénités

 

La queue de l’étang de Quain est, au début du Siècle des lumières, l’objet d’un procès entre un parlementaire et un avocat dijonnais : affaire minuscule, dont les obscénités ne doivent pas occulter la question de fond juridique et politique qui trouvera sa solution à la Révolution.

 

Une affaire minuscule

Le procès relatif à l’étang de Quain est apparemment l’illustration parfaite de l’esprit de chicane d’Ancien Régime. Le sujet est minuscule ; l’enjeu, très mince ; le procès, interminable. Ce décalage problématique invite à chercher les raisons qui opposent Mme de la Marche, puis son avocat Jacques Varenne (Dijon 1700-Paris 1791)[1], à Philibert Gagne de Perrigny, président au Parlement de Bourgogne.

Le droit de censive et de justice sur environ huit soitures de prés, soit au maximum 280 ares, fait l’objet d’une procédure depuis 1713 entre le seigneurs de Simard et celui de Clemencey. Ce pré est appelée « la queue de l’étang de Quain », dans la commune de Simard, dans la Bresse louhanaise, dans l’actuel département de Saône-et-Loire[2]. Ce « petit climat » est un ancien étang devenu un pré. Gagne prétend qu’il y a une confusion entre la « queue de Quain » et « la queue de l’étang de Quain ». On le voit, il s’agit d’une querelle d’autant plus pichrocoline que les deux parties, chefs de familles parlementaires dijonnaises plus qu’opulentes, n’ont pas besoin des revenus de ces prés pour vivre… mais il s’agit de défendre les droits seigneuriaux. Question de principe, et d’honneur[3].Ces 2,8 hectares de prés sont disputés par la veuve de Philippe Fyot de la Marche, président au Parlement de Dijon et seigneur de Clemencey († 1723) à Philibert Gagne de Perrigny, seigneur de Simard et président au parlement de Dijon (1689-1759) ; ce dernier le tient du chef de sa femme, Jeanne-Marie de Thésut (1693-1773), depuis leur mariage en 1713.

147 J 1238-04L’avocat Jacques Varenne occupait les fonctions de conseil des États de Bourgogne depuis 1730. Il était aussi subdélégué de Dijon, et il dressait les rapports présentés ensuite au conseil de l’intendance, avant que l’intendant ne prenne ses décisions[4]. C’est donc un personnage important, spécialiste de droit administratif. En 1740, lors du décès de l’intendant de la Briffe, c’est lui qui régente l’intendance de Bourgogne en attendant l’arrivée du successeur. IL exerce aussi les fonctions de directeur de l’université de Dijon.

Si les protagonistes sont des personnages importants de la vie de la province, l’objet du litige est presque plus mince encore que Le lutrin de Boileau quelques décennies auparavant. Mme de la Marche exhibe un bail de 1434, M. de Perrigny, une quittance de lods de 1700.

L’archiviste compulse et classe en général rapidement ces pièces de procédures abondantes et démesurées. Il a parfois l’œil attiré, dans les factums imprimés (mémoires, répliques, consultations, etc.), par un style très vivant, littéraire, imagé.

Mais, dans le procès entre M. Gagne et Mme de La Marche représentée par son avocat, le ton a monté. Le parlementaire et l’avocat se sont sentis insultés, comme en témoigne le lexique utilisé (« aigreur », « injure », « insulte », « indécence », « calomnie », « venin », « invective », « calomnies », « outrage », « diffamation »). Le procès devient alors celui qui oppose le magistrat à l’avocat sur le terrain de l’honneur. C’est ainsi que Varenne termine son second mémoire additionnel : « La Justice peut seule me justifier, & me rendre l’honneur que M. de Périgny s’efforce si injustement de me ravir. »

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Obscénités entre « gens de condition »

À côté de propos aigres, Gagne de Perrigny emploie des phrases pleines de vie.

« Dans d’habiles mains la terre joyeuse s’épanouit et s’étend ; le seul meix des Cheseaux renferme cent journaux de plus que le bail de 1434. La grande Soiture chemine et marche à pas de géant ; nouvelle maniere d’acquérir, avantage singulier, privilège unique, mais sinistre pour les voisins s’il se perpétuoit à la quatrième génération. »

Mais l’avocat Varenne a manifestement envie de s’amuser. Cette affaire de queue d’étang lui en offre une occasion facile, qu’il va exploiter copieusement. « La queue de l’étang ne peut être au flanc de l’étang, ni si voisine de la Chaussée (…) voilà une queue prodigieuse, une queue sans fin, jamais queue d’étang n’eut une telle étendue : l’étang de Quain est donc une queue sans corps ; tout comme il vous plaira, repondra M. de Perigny ; peu m’importe où la queue de Quain soit placée, pourvu qu’elle ne le soit pas dans l’endroit où l’ignorance, l’erreur et la rusticité la mettent depuis trois ou quatre siècles, car j’y ai intérêt ».

 

L’acception du mot « queue » pour désigner le membre viril, qualifiée de « familière » par nos dictionnaires contemporains, a cours depuis le XVIe siècle au moins.

« L'une la nommait ma petite dille, l'aultre ma pine, l'aultre ma branche de coural, l'aultre mon bondon, mon bouchon, mon vibrequin, mon possouer, ma teriere, ma pendilloche, mon rude esbat roidde et bas, mon dressouoir, ma petite andoille vermeille, ma petite couille bredouille.

‘Elle est à moy, disoit l'une.

- C'est la mienne, disoit l'aultre.

- Moy (disoit l'aultre), n'y auray je rien ? Par ma foy, je la couperay doncques.

- Ha couper ! (disoit l'aultre) ; vous luy feriez mal, Madame ; coupez vous la chose aux enfans ? Il seroyt Monsieur sans queue.’ »

Rabelais, Gargantua, XI (1534)

 

 

147 J 1238-06Et M. de Périgny file la métaphore de son adversaire dans son objection : « Comment l’entend Mme de la marche ? Elle permettra qu’on lui demande si la queue de l’étang n’est queue que par le bout, si l’on ne confine à cette queue que par l’extrémité, il faut donc que la queue de cet étang soit en l’air. Rappellons le curieux de Madame de la Marche ; qu’il vienne voir une chose singulière & digne de curiosité : la queue d’un étang en l’air ; seroit-ce la grande soiture qui lui donneroit cette vertu élastique ? » Et de faire parler ainsi Mme de la Marche : « une queue trois ou quatre fois plus grande que ce corps : c’est un monstre dans la nature, mais qui ne peut m’effrayer. »

Varenne proteste contre « l’indécence et l’obscénité » de cette réponse à une dame ; Périgny rétorque que seul Varenne y a vu des « injures licentieuses » et que Mme de la Marche « sçait que la vertu la plus pure n’est pas toujours herissée », comme en témoigne en effet la façon dont elle file la métaphore caudale.

Mais bientôt Périgny use d’un argument d’autorité : « un avocat qui faussement & sans utilité pour la cause qu’il défend se livre à de pareils excès contre un magistrat qu’il doit respecter, n’a-t-il pas justement mérité le trait de correction qui fait le sujet des plaintes du sieur Varenne ? ». Périgny rappelle qu’un avocat ne doit pas « entrer dans les passions » de leurs parties, et qu’ils ne doivent « point attaquer les personnes ».

Puis vient la phrase pleine de morgue que retiendra la postérité : « Une femme en colère peut tout dire, un impudent peut tout écrire, on rit de l’une, on méprise l’autre, tous deux sont sans conséquence ». L’impudent avocat a manqué au « respect » qu’il doit au magistrat, lequel est prêt à accueillir son « repentir ».

Varenne sollicite une consultation de ses confrères des barreaux de Dijon, de Paris et de Lyon pour prouver que les « obscénités » débitées par Périgny sont « un outrage (…) à une dame digne de vénération par sa vertu comme par son rang » ; il entend montrer que ses variations à lui sur la queue ne sont en rien équivoques et encore moins obscènes. Il prétend que les observations de Périgny présentent « un monstrueux mélange d’injures grossières & de basses plaisanteries, & que l’anonyme avoit ramassé ses traits dans les boues de la halle pour les lui adresser. » Il s’étonne « qu’un grave et ancien magistrat aussi bien instruit que l’est M. de Périgny de ce qu’il doit à l’honnêteté publique, à sa propre dignité, à ses juges » se soit abandonné « en écrivant sur une matière sérieuse, à des propos qu’à peine oseroit on hazarder devant une fille de theatre, dans la conversation la plus libre. »

Les avocats du barreau de Paris, à propos de la phrase du magistrat qualifiée de « maxime de l’impudent », écrivent qu’on « ne croit pas qu’il soit possible d’adresser à qui que ce soit une apostrophe aussi injurieuse. »

Ainsi l’avocat et le magistrat se jettent-ils au visage à la fois des obscénités et des accusations d’obscénité. Le magistrat méprise la femme, même lorsqu’elle fait partie (comme lui) des « gens de condition » et l’avocat ; l’avocat méprise la comédienne, femme sans qualité, et les gens de la halle. C’est la « cascade de mépris » dont parlait Joseph Droz[5] à propos de la société d’ordres. Et Varenne de terminer la conclusion de son deuxième mémoire, consacrée aux relations entre magistrats et avocats, par la question suivante : « Avilir ses inférieurs, ne seroit-ce pas se dégrader soi-même ? »

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Avocats versus parlementaires : un conflit au long cours

E.-F. de la Cuisine, historien du parlement de Bourgogne, établit un lien entre le procès minuscule des années 1740 et une controverse, bien plus fondamentale, des années 1760.

Ce conflit s’inscrit dans le cadre plus général de l’opposition aux parlements qui grandit, dans la seconde moitié du xviiie siècle, en France d’une manière générale, et en Bourgogne en particulier[6]. La minuscule affaire de la queue de l’étang permet au Président d’écraser l’avocat de sa morgue. Mais ce dernier se saisit de l’affaire pour porter le fer et mener son combat, quelques années plus tard.

Jacques Varenne, devenu secrétaire en chef des États de Bourgogne en 1750[7], pousse en 1760 les Élus à payer le vingtième, impôt nouveau créé par Louis XV pour subvenir aux besoins de la guerre de Sept-Ans, sous la forme d’un abonnement, sans passer par l’enregistrement du Parlement des lettres patentes du Roi. De la sorte, le vote de l’impôt rentrait dans la main des États et l’impôt lui-même, dans les caisses de l’État.

D’où la colère du Parlement qui, outre des dizaines de pages de mémoire juridique, fit aussi tomber son mépris à l’égard de Varenne, allant jusqu’à invoquer contre lui « l’ordonnance de 1538, qui défendait aux cours de justice de se laisser outrager par ceux de cette profession [d’avocat]. » Varenne ne se démonte pas ; il écrit que « les pays d’État sont sous la protection du Roi dans l’ordre de l’administration, comme le Parlement dans l’ordre de la justice ». Cette distinction entre justice administrative et justice judiciaire est devenue classique au siècle suivant ; quant aux relations parfois tumultueuses entre magistrats et avocats, elle s’inscrit dans une histoire longue… Comme l’a souligné Sébastien Evrard, Varenne critique « l’endogamie sociale et l’arrogance des parlementaires » en ces termes en 1761 : « La jeunesse ebloüie d’une opinion innée de supériorité et de puissance, la portoit au-delà de ses justes bornes »[8].

La controverse alla très loin, puisque le parlement condamna, par arrêt du 7 juin 1762, le mémoire de Varenne à être lacéré et brûlé par l’exécuteur de la haute-justice ; néanmoins un arrêt du Grand-Conseil cassa la sentence du Parlement. Le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, tout auréolé de sa victoire militaire de 1761, ne ménagea pas son soutien à Varennes ; il lui offrit une sortie plus qu’honorable en obtenant sa nomination comme receveur général de Bretagne.

L’affaire Varenne est le pendant dijonnais de l’affaire qui opposa au pouvoir royal le parlement de Bretagne.

La suite de l’histoire est celle de la montée de l’hostilité entre le Roi et les Parlements, jusqu’à la réforme Maupeou en 1771 et le rétablissement des anciens parlements par Maurepas en 1774. Varenne fut consolé de la haine tenace du Parlement de Dijon et de la Cour des Aides de Paris[9] par les bienfaits qu’il reçut du prince de Condé, gouverneur, et des États de Bourgogne, notamment la charge de receveur général de la province[10].

Il meurt à paris en 1791, ayant eu le temps de goûter le plaisir de voir supprimer ces parlements contre lequel il avait ferraillé sans ménager sa peine.

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Plan de l’étang de Quain (fin XVIIe-début XVIIIe siècles), ADCO, 147 J 1238

Procès entre la famille Thésut, puis Gagne de Périgny, contre la famille Fyot de la Marche, à propos de l’étang de Quain (1699-1747), ADCO, fonds Le Gouz de Saint-Seine (en cours de classement), 147 J 1235-1247

 

> consulter la brochure

 

 


[1] A. d’Arbaumont, « Quelques précisions sur Robert Jannel et Jacques Varenne de Béost », dans Annales de Bourgogne, 1969, tome 41, p. 45-50.

[2] Arrondissement de Louhans.

[3] Cinq factums imprimés autour de 1744 sont conservés sous la cote 1 J0 . L’un est de Périgny, les quatre autres sont de ou pour Varenne. Mais comme ils se répètent l’un l’autre, ressassant les arguments des mémoires précédents, il a été décidé de citer l’article en bloc, sans préciser duquel des cinq cahiers il proviennent.

[4] Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au xviiie siècle, Paris, De Boccard, 2005, p. 146-147.

[5] J. Droz, Histoire du règne de Louis XVI, pendant les années où l’on pouvait prévenir ou diriger la Révolution française, Bruxelles, 1839, p. 106.

[6] Pour l’arrière-plan de l’affaire, on se reportera à Elisabeth-François de la Cuisine, Le parlement de Bourgogne depuis son origine jusqu’à sa chute, Dijon, 1864 3 vol., ici vol. 3, p. 215-242.

[7] Il cesse alors d’exercer les fonctions de subdélégué, cf. Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au xviiie siècle, Paris, De Boccard, 2005, p. 149.

[8] Sébastien Évrard, L’intendant de Bourgogne et le contentieux administratif au xviiie siècle, Paris, De Boccard, 2005, p. 60.

[9] ADCO, B 12073.

[10] ADCO, C 3349.