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Juin - Une lettre inédite de Sadi Carnot (1832), pionnier de la thermodynamique
Nicolas Léonard Sadi Carnot avait publié, en 1824, un livre qui fonda thermodynamique : les Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. Il n’a alors que 27 ans.
Dans la lettre (inédite) qu’il écrit à son cousin germain Claude Carnot, notaire à Nolay, Sadi prend un peu à la légère l’épidémie de choléra qui commence, avant d’en mourir trois mois plus tard.
Ce témoignage touchant d’affection familiale est issu du fonds d’archives que Sylvie Carnot, son arrière-arrière-petite-nièce, a confié aux Archives départementales de la Côte-d’Or.
Une lettre inédite
Mon cher Carnot1,
J’ai reçu ton aimable lettre et voudrais pouvoir me rendre tout de suite de l’invitation que tu me fais, non pas pour fuir le choléra2 que je crains peu, mais pour passer quelque temps avec toi et ta famille. Voilà le seul motif capable de me faire entreprendre le voyage. Mais, sans avoir précisément à Paris d’affaires importantes, j’y ai des occupations, j’y suis des cours que je désire ne pas interrompre3, tu me permettras donc de ne pas me mettre en route dès à présent. Je tâcherai de te rendre ma visite un peu plus tard. Je visiterai alors les merveilles de votre4 pays que tu me dépeins d’une manière si attrayante.
Nous avions espéré voir ici ce printemps François5 ou Lazare6, ils ont ajourné leur projet mais sans doute ne l’ont pas abandonné. Nous savons que pour toi tes occupations7 ne te permettent guères une absence un peu longue. Tu es père de famille8 et les déplacemens te seraient difficiles. C’est à nous garçons9 à t’aller trouver. L’épidémie commence ici à s’appaiser mais elle se propage dans les provinces voisines. On nous a assuré qu’en s’etendant, le mal perd de sa gravité. S’il vous atteint jusqu’en Bourgogne ce ne sera plus, il faut l’espérer, qu’un bobo. J’ai fait ta commission auprès de mon oncle et de mon frère. Ils sont sensibles à ton bon souvenir. Je te prie, moi, de faire de ma part mille amitiés à François et à Lazare et aussi à la famille d’Autun10 lorsque tu auras occasion de la voir. Je prie ma cousine Sydonie11 de recevoir mes remerciements pour toutes les choses aimables qu’elle veut bien me dire par ton entremise.
Adieu je t’embrasse
Ton ami dévoué et cousin
[Au dos:]
A Monsieur Carnot aîné12, notaire à Nolay
Département de la Côte-d’Or
[Cachet du 23 avril 1832]
La courte carrière de Sadi
Lazare Carnot (1753-1823) épouse en 1791 Sophie Dupont de Moringhem. Leur premier fils Sadi, né en 1794, meurt en 1795. Le prénom de Sadi a été choisi par le grand Lazare en référence à Saadi, poète persan du XIIIe siècle, découvert à Arras par Lazare lorsqu’il fréquentait l’Académie littéraire des Rosati. Le couple nomme également Sadi son second fils. Né à Paris, Nicolas Léonard Sadi est élevé à Saint-Omer, dans sa famille maternelle, lorsque Lazare doit s’exiler. En 1807, la famille se retrouve à Paris et au château de Presles13, alors acheté par Lazare14 ; Sadi intègre l’école polytechnique en 1812. Entre 1814 et 1817, il est à l’école d’application de l’artillerie et du génie de Metz. Sa carrière militaire est intermittente, car elle est entrecoupée de congés durant lesquels il poursuit des études et des recherches. Il publie en 1824 ses Réflexions sur la puissance motrice du feu et sur les machines propres à développer cette puissance. En 1828, il démissionne de l’armée et peut alors rejoindre Paris pour reprendre sa vie d’études et de recherches personnelles. En 1831, la scarlatine met à mal sa santé et rend plus difficile ses travaux de recherche. Il est épuisé et surmené, ce qui l’empêche, entre autres, de répondre favorablement à l’invitation de son cousin de Nolay. Le 3 août 1832, il est admis dans une maison de santé à Ivry-sur-Seine, où il meurt du choléra le 24 août suivant, sans avoir rien publié d’autre que son ouvrage de 1824.
Château de Presles à Cerny. (Essonne, région Île-de-France)
Ce livre de 118 pages, tiré à 600 exemplaires, avait bénéficié d’un succès d’estime, mais ce n’est qu’après sa mort qu’apparut progressivement son caractère novateur.
Sadi n’est pas l’inventeur du mot de thermodynamique, mais il l’est véritablement de la science qui porta ce nom à partir de 1867, pour désigner les échanges et transformations thermiques.
Le deuxième principe de thermodynamique porte toujours le nom de « principe de Carnot ». Sadi Carnot montre que les machines doivent minimiser la création d’entropie, c’est-à-dire principalement les frictions et les transferts de chaleur, en éliminant tous les transferts de chaleur ayant une origine autre que la compression et la détente.
France Mémoire célèbre en 1824 le bicentenaire de cette œuvre alors à peine remarquée.
L’esprit de famille
C’est moins le savant que le cousin qui transparaît dans cette lettre inédite, qui avait été repérée en 2019 par Sophie Hennet, archiviste paléographe, lorsqu’elle avait inventorié le fonds.
La lettre commence par « Mon cher Carnot » et elle est signée « Carnot ». Sadi appelle son cousin germain par leur nom de famille commun, comme pour marquer le lien familial. Son tutoiement est moins familier que familial.
Polytechnicien, auteur d’un ouvrage scientifique novateur, Sadi Carnot n’oublie pas ses cousins de province qui, demeurés en Bourgogne, continuent la tradition familiale du métier de notaire dans un petit chef-lieu de canton, commencée en 165815.
Cette lettre figure dans la correspondance reçue par le notaire, où se mêlent lettres privées et lettres d’affaires. Sadi, sensible à l’invitation de son cousin, est plein d’attention pour Sidonie, la jeune épouse de son cousin, plein d’égards pour leur bébé Judith, et respectueux des obligations du métier de son cousin. Il est modeste sur la nature de ses occupations, parlant de « cours » à suivre alors même qu’il est un chercheur novateur, sinon reconnu – qui navigue en tous les cas dans d’autres sphères sociales et intellectuelles que les notaires de Nolay. Sadi n’oublie aucun de ses cousins bourguignons : ni François et Lazare, frères de Claude ; ni leurs cousins communs d’Autun, enfants de Carnot-Feulins. Il associe son propre frère Hippolyte à ses sentiments quand il dit que c’est « à nous garçons » d’aller rendre visite aux cousins mariés.
La multiplicité de ses occupations, la maladie puis la mort empêcheront Sadi Carnot de venir rendre visite à son cousin Claude.
Le choléra
Le choléra morbus est une maladie diarrhéique épidémique, strictement humaine, due à des bactéries. Elle est endémique lorsque le système d’assainissement des eaux est insuffisant. Longtemps cantonnée à l’Asie, elle atteignit l’Europe au XIXe siècle. La France fut touchée en 1832, puis en 1854. En 1832, ce ne sont pas seulement les habitants des quartiers insalubres qui meurent, puisque décéda alors, outre Sadi Carnot, le président du Conseil Casimir Perier16.
Dans la lettre à son cousin, Sadi Carnot prend le choléra, qui sévit dans Paris depuis un mois, par-dessus la jambe. Il craint « peu » cette maladie, qui, en se propageant, devrait perdre de « sa gravité » jusqu’à devenir un « bobo ». Ce terme onomatopéique enfantin, en usage depuis le XVe siècle, manifeste le dédain bravache du savant pour un mal bénin.
C’est alors, en France, une maladie nouvelle qui, comme certaine pandémie de 2020, suscite des réactions opposées : certains la redoutent avec terreur et dénoncent un complot des « empoisonneurs » ; d’autres la sous-estiment. Elle fit plus de 100.000 morts en France entre mars et octobre 1832.
Le sourire conjuratoire de Sadi Carnot n’a pas suffi à le prémunir du choléra, dont il meurt le 24 août 1832.
Absent du territoire hexagonal au XXe siècle, le choléra sévit à Mayotte en 2024.
1 - Claude (1790-1840), notaire à Nolay, fils de Reine (1760-1829) lui-même frère du grand Lazare (1753-1823) : Sadi et Claude sont donc cousins germains.
2 - L’épidémie de choléra a commencé à Paris à la fin de mars 1832. Elle dura jusqu’en octobre et fit plus de 20.000 morts pour la seule ville de Paris.
3 - En 1831, Sadi Carnot a eu la scarlatine, avec des crises de délire. Au printemps 1832, il semble que son rythme de travail l’ait éprouvé au point de l’épuiser et de mettre en péril son équilibre psychologique.
4 - Son père Lazare (1753-1823) a quitté la Bourgogne au début de la Révolution ; il n’y a jamais vécu en famille, de sorte que Sadi, né à Paris en 1796, n’y a guère de souvenirs.
5 - François (1791-1861), futur maire et conseiller général de Nolay, fils de Jean-François Reine (1760-1829) lui-même frère du grand Lazare : Sadi et François sont donc cousins germains.
6 - Lazare (1797-1881), futur garde général des Forêts, fils de Jean-François Reine (1760-1829) lui-même frère du grand Lazare : Sadi et Lazare sont donc cousins germains.
7 - Claude Carnot est notaire à Nolay depuis 1829 ; il le demeure jusqu’à sa mort en 1840.
8 - Claude Carnot a épousé Sidonie Perret en 1829, qui donne naissance à Judith à Nolay en 1831.
9 - Sadi meurt en 1832 célibataire et sans postérité ; son frère Hippolyte (futur ministre et père du Président de la République) ne se marie qu’en 1836. Les deux frères sont donc encore « garçons », c’est-à-dire célibataires.
10 - Il s’agit de la famille de Claude Marie Carnot ou Claude Marie Carnot de Feulins, dit Carnot-Feulins (Nolay, 1755-Autun, 1836). Frère du grand Lazare, c’est un général et homme politique français, retiré à Autun après 1815.
11 - Sidonie Perret (Beaune, 1811-Volnay, 1889) épouse Claude Carnot en 1829.
12 - Claude est l’aîné des enfants de Reine Carnot (1760-1829) et d’Anne de la Grange. Outre ses frères François et Lazare, cités dans la lettre, la fratrie se composait aussi de Joseph (1795-1811) et de Jeanne, née en 1795, qui ne vécut pas.
13 - Essonne, commune de Cerny.
14 - Et qui est toujours propriété de la famille Carnot.
15 - Les minutes et répertoires des Carnot, notaires à Nolay, sont conservées sous la cote 4 E 70 : Gaspard (1658-1665), 4 E 70/192 ; Edme (1676-1702), articles 193 à 205 ; Jean (1699-1735), articles 331 à 380 ; Pierre (1736-1743), articles 381 à 400 ; Claude (1745-1780), le grand-père commun à Sadi et à son cousin Claude, articles 401 à 465 ; Jean-François Reine (1780-1829), articles 466 à 635 ; Claude (1829-1840), articles 636 à 666. Avec ce dernier s’arrête une dynastie de près de deux siècles de notaires Carnot à Nolay.
16 - Le petit-fils de Casimir Perier, Jean Casimir-Perier, succéda en 1894 comme président de la République à Marie François Sadi Carnot (1837-1894, fils d’Hippolyte (1801-1888)), plus souvent appelé Sadi Carnot comme son oncle mort en 1832. Avec son père Lazare (le conventionnel) et son neveu Sadi (le président), Sadi (le savant) forme une sorte de trinité familiale souvent honorée ensemble.