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Janvier-Février - Mai 68 à la faculté des lettres de Dijon : colère et humour

FRAD021_2412W_00002Les acteurs ou les spectateurs des mouvements étudiants qui ont commencé en mai 1968 soulignent la dimension ludique des manifestations de la colère étudiante. L’examen des archives de Jean Richard (1921-2021), alors doyen de la Faculté de lettres, recèle bien des pépites d’humour. C’est le printemps 1968 où l’éventail des possibles est ouvert ; où le vieux monde ennuyeux semble pouvoir disparaître. Dans cette ambiance allègre, l’humour permet aussi de mettre les rieurs de son côté, même lorsque le ton est grave et la colère, perceptible.

 

Jean Richard (1921-2021), doyen de la faculté des lettres de Dijon : gestion et suivi des « agitations étudiantes »

Jean Richard doit gérer les mouvements étudiants. Pour les besoins de cette mission, il collecte les documents issus des organisations étudiantes :  tracts, motions, affiches, publications diverses, mais aussi paper boards écrits au cours des assemblées générales ou placardés dans le hall (où le Doyen les prélève non sans noter parfois le lieu et la date où il les a trouvés).

Mais derrière le Doyen on sent aussi l’archiviste et l’historien : Jean Richard est conscient que cette documentation, qui lui sert à comprendre les mouvements étudiants, à entendre les revendications, constituera à terme une documentation pour écrire l’histoire de Mai 68.

Ce petit fonds est un exemple rare de l’archiviste-historien qui est partie prenante d’un événement historique majeur. Il collecte les archives pour les besoins de ses fonctions mais aussi pour permettre à ses successeurs historiens d’écrire l’histoire. Le caractère manuscrit de beaucoup de ces documents en font des témoins uniques des événements et des prises de position, ce qui les rend particulièrement précieux.

Mais, inversement, ils sont, d’un autre point de vue, moins représentatifs que de documents reprographiés, et ce pour deux raisons : les documents reprographiés sont le fruit d’un consensus et sont moins suspects d’être le reflet d’une position isolée ; mieux diffusés, les documents reprographiés, étant vus par plus de monde, sont susceptibles d’avoir eu plus d’influence sur l’opinion.

Même si J. Richard a conscience du caractère extraordinaire des événements, le médiéviste qu’il demeure avant tout voit dans ces mouvements des « agitations étudiantes », comme il l’indique sur les chemises où il regroupe les tracts et les affiches. Ce terme indique qu’il les lit comme la poursuite des agitations des « escholiers » du Quartier latin au XIIIe siècle. Un demi-siècle plus tard, nous savons que ces agitations accouchèrent d’une université nouvelle et, même, du point de vue social (ou « sociétal », comme on ne disait pas encore), d’un monde nouveau. Ce qui d’ailleurs donne tout son prix au travail de collecte et d’analyse du doyen Richard.

D’innombrables syndicats, collectifs et groupes étudiants

Les tracts et publications étudiantes proviennent d’une multitude d’organisations étudiantes : Union nationale interuniversitaire (UNI), Union nationale des étudiants de France (UNEF) avec sa déclinaisons locale Association générale des étudiants  de Dijon – Union nationale des étudiants de France (AGED-UNEF), Pour la libération des contestataires basques, Parti socialiste unifié (PSU), Union des étudiants communistes de France (UECF), Union générale des étudiants palestiniens de la section française (GUPS), Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF), Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA), PSU, Groupe des étudiants arabes de Dijon.

Certains syndicats durent encore, plus d’un demi-siècle après les événements, d’autres ont disparu, d’autres encore ont à peine existé, puisque leur objectif était clairement éphémère et « déconnatoire ». C’est ainsi que, durant l’année 68-69, un collectif de mouvements étudiants prend le nom évocateur de « Merdier » – en fait l’acronyme du très sérieux et grave M.E.R.D.I.E.R., « Mouvement étudiant pour la réforme, la défense des institutions et l’épanouissement de la République »...

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Document de présentation du collectif M.E.R.D.I.E.R.,
« Mouvement étudiant pour la réforme, la défense des institutions et l’épanouissement de la République »

Têtes de turcs

Certains enseignants, sans doute pas les plus vivants ni les moins surannés, firent les frais de l’humour impertinent des étudiants.

Il ne saurait être question de résumer à l’humour ces manifestations, qui ont aussi été marquées par les violences physiques, les rigidités, les invectives, etc.

Les altercations ne sont pas rares, et c’est ainsi qu’un professeur écrit au doyen pour l’informer d’un incident qui se produisit le 23 avril 1969. Agacé d’être traité dans un tract trotskyste de « valet du gouvernement », Jean Brun (1919-1994), professeur de philosophie, avoue avoir poussé une « hurlante puissance maxi », précisant qu’il n’était pas « un agent du gouvernement, ni de celui de Moscou, ni de celui de Franco. » Il termine en regrettant que les enseignants n’aient pas le droit aussi « d’afficher en prenant les étudiants nommément à partie ».

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Lettre de Jean Brun, professeur de philosophie, au doyen Richard,
pour l’informer d’un incident survenu le 23 avril 1969 (24 avril 1969)

 

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Affichette informant de l’absence d’un enseignant, caviardée par
un étudiant pour la transformer en un appel au meurtre.

Un mot punaisé par la direction, informant que « M. Koessler souffrant – Cours suspendu jusqu’à... nouvel ordre » est raturé et caviardé pour transformer le message en « M. Koessler souffrant – Sera pendu jusqu’à... nouvel ordre ». Ici la facétie se fait appel au meurtre et le papier atterrit sur le bureau du Doyen.

A l’automne 1970, une minuscule question d’oeuvre au programme de lettres modernes enflamme les étudiants contre le professeur Robert Loriot (1907-1980). Le savant dialectologue, alors âgé de 63 ans, est mis en cause dans diverses pétitions, ainsi que dans une carte postale anonyme expédiée de République fédérale d’Allemagne. Elle représente un phoque barbotant dans la mer baltique, accompagné des mots « Lot mi tofreden » ce qui, en patois allemand, signifie « Fous-moi la paix ». Le verso, adressé au professeur Loriot à l’université, est plus explicite encore :

« Vieux schnock,
vieux phoque,
vieux schnock loufoque,
vieux phoque loufoque,
gros schpountz
gâteux sans cheveux
Empereur des emmerdeurs
A LA RETRAITE ! »

Nul doute que cette aimable strophe, dans la veine surréaliste, alla droit au coeur du spécialiste du picard ancien – au point qu’il remit au Doyen la carte postale amicale qui la contenait.

On est frappé par la férocité des attaques ad hominem, reflet de la violence et des outrances des années 1968-1971.

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Carte postale anonyme d’insulte adressée au professeur Robert Loriot (octobre 1970)

Galimatias

Parfois cet humour est involontaire, et nous ne rions en 2023 (parfois jaune) que parce que nous connaissons la suite de l’histoire, 55 ans plus tard. Car à côté de formules percutantes et drôles, l’époque généra aussi un galimatias qui apparaît désormais cocasse.

C’est ainsi que le Doyen fut destinataires des oeuvres publiées par un certain Daniel Coussin (Paris, 1932-2021) qui tenta « la synthèse du spiritualisme dialectique et du socialisme révolutionnaire ».

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Daniel Coussin, Lumina resurgentis. Poèmes catholiques pour le XXe siècle (vers 1967).

La plaquette adressée par le poète trentenaire au doyen Richard commence comme un recueil de poésie catholique : un titre latin (Lumina resurgentis), des dédicataires à l’abri de tout soupçon d’hétérodoxie (les pères Daniélou et de Lubac, Jean Guitton et Jacques Maritain), des poèmes aux titres sages (« Celi enarrant gloriam Dei », « La Providence »). Mais bientôt arrive « Fusée », qui commence ainsi :

« Que me font vos fusées, Messieurs les Soviétiques,
Et Messieurs les Yankees ?
Que me font ces engins à tête atomique
Capables de tuer avec un art exquis
Les êtres par millions, et cela d’un seul coup ?
A Sages gouvernants, vous n’êtes que des fous ! »

Dans « Le Paradis perdu », Coussin indique que « des êtres lumineux par milliards nous surveillent » (les anges), il en appelle à « Jésus, Roi de l’atome et du vaste Univers ».

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Daniel Coussin, Programme du comité socialiste-révolutionnaire pour
l’unité d’action des travailleurs de l’industrie, du commerce et de l’agriculture, 1967.

La 3e de couverture annonce, à paraître, un « Manifeste du Comité socialiste-révolutionnaire pour l’unité d’action des travailleurs de l’industrie, du commerce et de l’agriculture ». Ledit Manifeste figure dans le dossier. Il annonce une « Seconde Révolution Française » et déroule un programme que l’on retrouve dans des programmes ultérieurs, et mêlant curieusement des idées d’extrême-droite (« institution de camps de travail temporaires obligatoires pour les repris de justice », « revalorisation morale de la fonction ‘Femme au foyer’ ») et d’extrême-gauche (« fermeture de la Bourse »).

Curieux et pittoresque mélange d’aspirations à « une République populaire de travailleurs libres et égaux » et à un « État fédérateur et autoritaire », que Jean Richard avait joint à la documentation collectée sur les mouvements étudiants. Il montre ainsi que, dans son esprit, tout ceci participait d’une « agitation », d’un bouillonnement avec lequel le Doyen composa (d’ailleurs avec doigté), mais que l’archiviste-historien collectait passionnément et conservait pieusement.

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Portrait de Daniel Coussin, apparaît sur son reccueil de poèmes “Lumina Resurgentis”

Acmé

Le dossier le plus gros est celui de l’année universitaire 1969-1970. Ensuite les dossiers sont plus minces, les « agitations » se calment. Les évolutions législatives et les décisions du gouvernement répondirent à certaines préoccupations. Par ailleurs le Parti socialiste refondé au congrès d’Épinay, puis le Programme commun (1972) donnèrent un débouché politique à ces « agitations ».

Ces quelque trois années, sans équivalent dans l’histoire de l’université française, marquèrent durablement l’histoire de notre pays et constituent depuis lors une référence pour les luttes politiques et syndicales étudiantes. La colère, l’indignation, la férocité et la violence n’empêchèrent pas toujours l’humour de se faire jour.

On retrouva ce mélange de violence et d’humour cinquante ans plus tard, à l’occasion de la crise des Gilets jaunes. Certains slogans des Gilets jaunes, à l’hiver 2018-2019, se sont distingués par leur humour. C’est ainsi par exemple que l’on pu voir, le samedi 8 décembre 2018 sur le mur de l’École du Nord, à Dijon, place de la République, le slogan suivant : « 14 juillet 1789 : des casseurs saccagent un monument historique », transparente allusion au sac de l’Arc de Triomphe, la semaine précédente, légitimé par la violence révolutionnaire qui s’en était prise jadis à la Bastille...

Graffiti8 décembre 2018, Mur de l’École du Nord, Dijon, référence au saccage de l’Arc de Triomphe
http://ecoeuretcuisine.canalblog.com/archives/2018/12/19/36953017.html

Portrait Jean Richard

https://www.chartes.psl.eu/fr/actualite/hommageecole-bicentenaire-jean-richard-prom-1943

 

2412 W - Jean Richard (1921-2021), doyen de la faculté des lettres de Dijon :
G
estion et suivi des « agitations étudiantes », 1967-1981 (0,6 mètres linéaires).

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