Janvier - Des archives dans des tonneaux !
L'abbé Grégoire, dans son célèbre rapport sur le vandalisme du 31 août 1794, rapporte qu'à Arnay-le-Duc on conserve les bibliothèques saisies sur les émigrés et les ecclésiastiques « dans des tonneaux ». Il y voit le signe du peu de considération des autorités locales pour le patrimoine écrit. On conserve aussi la trace, en 1793, de la conservation d'archives de la ci-devant Chambre des comptes de Bourgogne dans des tonneaux ; le projet de réutilisation de ces parchemins en gargousses pour l'artillerie de marine semble accréditer l'interprétation de Grégoire.
Mais un compte de 1457 rapporte que la Chambre des comptes de Dijon avait acheté cette année-là un tonneau (queue) pour y mettre les comptes et papiers qui furent emmenés à Auxonne où la Chambre siégeait pour fuir la peste qui régnait à Dijon. Le tonneau ou la pièce sont donc utilisés, dès le XVe siècle, comme caisse pour transporter pour les archives. Ce n'est donc pas, comme le crut l'abbé Grégoire trois siècles et demi plus tard, une manifestation de vandalisme.
L 16, 5e volume (rapport de l'abbé Grégoire)
Caisse de déménagement temporaire (1457)
Le compte d'Étienne Chambellan, conseiller du duc de Bourgogne et receveur du bailliage de Dijon, pour les années 1457-1458, consigne les dépenses engagées pour des « ouvraiges et menues reparacions » faits par Jehan Quenot, serrurier de Dijon : « une vielle queuhe prise dudit Jehannin Loste [tonnelier de Dijon] pour mectre les comptes et papiers qui furent meuz en la ville d'Auxonne ou mesdisseigneurs des comtes estoient retraiz pour cause de la pestillence de l'inpedimie qui lors regnoit audit Dijon ». Pour échapper à la peste qui sévit à Dijon, la chambre des comptes se transporte à Auxonne, où elle doit emmener les dossiers en cours, conditionnés dans une queue (a priori 456 litres, en tous cas plusieurs centaines de litres). Il est à craindre que les dossiers de la chambre des comptes aient pris, dans ce tonneau déjà utilisé, le goût du vin – ce qui, à tout prendre, vaut mieux que celui de la peste.
Les tonneaux ne sont donc pas utilisés seulement pour les liquides, les grains, la poudre. Ils servent aussi de caisses de déménagement pour les dossiers, les rouleaux et les registres.
B 4506 (compte de 1457-1458)
Stockage des livres saisis (1794)
C'est ce que devait ignorer Henri Grégoire. Curé de campagne né en Lorraine en 1750, l'abbé Grégoire devient député à la Constituante, puis à la Convention. Évêque constitutionnel, il s'oppose au « vandalisme » et il est de ce fait un jalon important dans l'émergence de la conscience patrimoniale en France. Le texte fondateur en est son Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme. Il y mentionne, le 14 fructidor an II (31 août 1794), des faits de vandalisme que son réseau d’informateurs lui rapporte de toute la France : « Nous venons d’apprendre qu’à Arnay les livres ont été déposés dans des tonneaux… Des livres dans des tonneaux ! » C’est pour lui un signe du désintérêt que certains administrateurs, qui appliquent les consignes de rassembler au chef-lieu de district archives et livres des émigrés et des institutions religieuses, portent pour la valeur historique et pédagogique de ce patrimoine écrit.
Mais il n'y a pas que des livres dans des tonneaux à Arnay en l'an II : il y a aussi, à Dijon, les archives de la Chambre de Comptes de Bourgogne !
Des parchemins dont on fait les gargousses (1793)
Toulon avait été livrée par les royalistes aux Anglais fin août 1793. Les troupes révolutionnaires mettent le siège devant Toulon en septembre. C'est là que s'illustra, pour la première fois, un jeune capitaine d'artillerie formée à Auxonne, Napoleone Buonaparte. Les troupes révolutionnaires entrent dans Toulon le 19 décembre 1793. Le 24 décembre 1793, la Convention nationale vote un décret qui supprime le nom de Toulon : « Le nom infâme de Toulon est supprimé. Cette commune portera désormais le nom de Port-la-Montagne ». La longueur et la difficulté du siège de la fin de 1793 incitent à renforcer la puissance de feu du port en 1794. La République met toutes ses forces dans cet effort de guerre. Et les archives peuvent y contribuer d'une manière originale : le parchemin est en effet utile pour confectionner des gargousses qui contiennent la poudre d'artillerie dans les arsenaux de marine. Un décret du 5 janvier 1793 « ordonne le triage de papiers et parchemins propres au service de l'artillerie de Marine ». C'était un moyen à la fois concret et symbolique de faire contribuer les titres et preuves l'Ancien régime désormais liquidé à la défense de la République. Plus utiles que les autodafés, les réquisitions permettaient de faire concourir à la liberté ces témoignages de l'asservissement.
Le 23 janvier 1793, Monge, ministre de la Marine né en 1746 à Beaune, écrit à son collègue ministre de la Guerre : « Je vous ai informé, mon cher collègue, de l'étendue des besoins de mon département en parchemins propres à faire des gargousses et combien il serait à désirer que vous fissiez remettre à ma disposition ceux qui peuvent exister sans utilité dans vos bureaux. » Il avait écrit dès le 13 janvier en ce sens au Directoire de la Côte-d'Or, qui lui répond que les parchemins mis au rebut à la suite des triages réglementaires étaient à sa disposition. Mais les affaires traînent : au départ c'est d'administration de la Marine qui devait passer prendre les parchemins, puis il apparaît que le transport sera à la charge des départements. La multiplicité et la répétition des courriers montre en tous les cas que le projet patine : scrupule des départements, question du financement du transport, modicité de l'urgence, difficultés logistiques ?
L 1015 (remploi des parchemins de la Chambre des Comptes durant la Révolution), lettres des 3 ventôse an II (21 février 1794) et 1er pluviôse an VI (20 janvier 1798)
Caisses de livraison de vieux parchemins à Toulon (1794-1798)
Resté semble-t-il lettre morte, ou peu s'en faut, le décret du 5 janvier 1793 devient d'application urgente après l'affaire de Toulon.
C'est ainsi que l'Administration du département écrit, le 3 ventôse an II (21 février 1794), à Fornier, chef du bureau des approvisionnements de la Marine au port de la Montagne (Toulon), pour lui dire que des commissionnaires lui apporteront « la quantité de onze tonneaux contenant des vieux parchemins provenant de la ci-devant chambre des comptes de Dijon. Ces tonneaux doivent arriver au Port de la Montagne le 22 ventôse présent mois »1.
La même opération est annoncée bien plus tard, le 1er pluviôse an VI, par l'administration départementale de la Côte-d'Or au ministre de la marine et des Colonies : « En exécution de votre lettre du 20 fructidor dernier nous avons fait procéder à l'examen de vérification des feuilles de parchemin provenant de la ci-devant chambre des comptes de Dijon et propres à faire des gargousses : cette opération est terminée. Les parchemins qu'on peut employer à la destination que vous leur réservez sont dans une tonne et un tonneau du poids de 648 livres et nous attendons vos ordres pour en disposer. »
La série B, dont les archives de la Chambre des Comptes sont le fleuron, eût probablement été encore plus importante sans ces opérations de « réutilisation », dont il n'est d'ailleurs pas certain, en définitive, qu'elles aient toutes été mises en œuvre.
Quoiqu'il en soit, le tonneau comme mode de transport d'archives est attesté en Bourgogne au moins entre le XVe siècle et la Révolution. Solide, transportable, le tonneau met son contenant à l'abri des chocs et de l'eau. L'abbé Grégoire oubliait qu'en Bourgogne, tout ce qui compte est mis en fût...
L 1015 (remploi des parchemins de la Chambre des Comptes durant la Révolution), lettres des 3 ventôse an II (21 février 1794) et 1er pluviôse an VI (20 janvier 1798)
1 Une circulaire du 8 prairial an II (27 mai 1794) précise les dimensions nécessaires de la feuille de parchemin (qui doit être « sans trou ») en fonction des calibres (qui vont de 4 à 36).